mercredi 10 avril 2013

FELG : La Citoyenneté, de Claude à Caracalla.

Fresque des Lyonnais.
Si vous avez un jour l'occasion de visiter Lyon, il est une promenade que je vous recommande chaudement : la découverte des murs peints. Une curiosité que ces gigantesques fresques murales, que l'on retrouve un peu partout dans la ville. Le mur des canuts, celui du cinéma ou la Bibliothèque de la cité sont parmi les plus remarquables, mais il y en a un que vous ne devez surtout pas manquer : c'est la Fresque des Lyonnais. Située rue de la Martinière, elle présente 30 Lyonnais célèbres, aux fenêtres d'un immeuble en trompe-l’œil. On y voit par exemple Edouard Herriot, les frères Lumière, Antoine de Saint-Exupéry, l’Abbé Pierre ou Bernard Pivot. Et, sur la façade faisant l'angle avec le Quai Saint-Vincent, l'Empereur Claude. Car, oui : ce brave Claude est né à Lyon, et il n'est pas le seul Empereur romain dans ce cas, puisque Caracalla est lui aussi lyonnais ! Dès lors, comment organiser ici un festival dédié aux langues anciennes sans en consacrer une partie à ces deux figures de la ville ? Impossible, évidemment. C'est Albert Foulon, professeur émérite de Rennes 2 et vice-président de l'UTL de Rennes, qui s'y est collé, en nous proposant quelques "réflexions sur l'évolution de la citoyenneté, de Claude à Caracalla."


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                                        Cette question de la citoyenneté à Rome, que j'ai présenté sur ce blog ici,  s'est posée à Rome dès les origines. L'un des épisodes fondateurs de la cité, l'enlèvement des Sabines (voir ici), soulevait déjà le problème - problème résolu par les Sabines elles-mêmes, qui choisirent d'unir leur destinée à celle des Romains. Dans ses "Annales" (11-24), Tacite conclut ainsi : "Honneur à la sagesse de Romulus notre fondateur, qui tant de fois vit ses voisins en un seul jour ennemis et citoyens !"

                                        Comment la citoyenneté romaine, et plus précisément son élargissement aux différents peuples composant le territoire dominé par Rome, a-t-elle évolué au fil du temps ? On n'a que peu d'informations sur la période de la Royauté. Sous la République, on peut dire que Rome, puissance impérialiste et conquérante, impose des devoirs aux vaincus, tout en sachant pertinemment qu'en contrepartie, il lui faut leur accorder des droits. La conquête va donc de pair avec une diffusion de la civilisation et de la citoyenneté romaines, mais de façon modérée et ponctuelle.

As de cuivre représentant Auguste et l'Autel de Lyon.

                                        La véritable évolution a lieu sous le Principat. Pour commencer,  Auguste est le premier dirigeant romain, depuis le Roi Servius Tullius, à imposer le recensement des sujets de l'Empire : en 14 (soit l'année de sa mort), ils sont environ 4 937 000, dont une large part de provinciaux. Pour autant, la politique d'Auguste en matière de citoyenneté n'est pas tranchée : hésitant, louvoyant, il l'accorde au coup par coup, donnant aux peuples conquis certains droits, sans pousser cette logique jusqu'au bout. Après tout, ces hommes ne sont pas des Romains de souche, et une grande partie de ces droits doit être liée au droit du sol. Après lui, ses successeurs tenteront de légiférer avec plus ou moins de succès et de détermination. Mais il est intéressant de noter que se sont précisément deux Empereurs nés hors d'Italie, Claude et Caracalla, qui sont allés le plus loin en élargissant l'octroi de la citoyenneté, et qu'ils sont les auteurs de deux textes majeurs sur le sujet : la Table Claudienne et la Constitution Antonine.

La Table Claudienne.

                                        La Table Claudienne est le nom donné à la retranscription du discours prononcé par Claude devant le Sénat en Août 48. Gravée sur une plaque de marbre, elle a été retrouvée à Lyon et on peut la voir au Musée Gallo-Romain de la ville. Par ce texte, Claude souhaitait étendre la citoyenneté aux notables de la Gaule chevelue. Il faudra cependant attendre le règne de Caracalla, près d'un siècle et demi plus tard, pour que le projet aboutisse - en partie parce que Claude s'y est pris comme un manche ! Alors qu'il aurait pu faire passer sa décision par décret, sans consulter le Sénat, il a préféré laisser les Pères conscrits décider de façon démocratique. Fort bien, mais encore fallait-il convaincre ces vieux barbons, accrochés à leurs privilèges comme des moules à leur rocher. C'est exactement ce que tente de faire Claude, par ce fameux discours de la Table Claudienne, mais avec une maladresse confondante. Les 662 mots qui nous restent donnent un aperçu de la teneur et de la longueur du laïus. Le discours en lui-même est un texte verbeux, plein de digressions, qui essaie de démonter point par point les arguments que les Sénateurs pourraient opposer. Claude commence ainsi par rappeler la progression inexorable du droit de cité, et ce depuis le fameux épisode des Sabines, avant d'affirmer que la tradition politique romaine a toujours été faite d'innovations, que les provinces donnent aussi des notables de qualité, et que les Gaulois - qu'il veut faire citoyens romains - ont toujours été fidèles à l'Empire depuis la conquête.
"Timidement certes, pères conscrits, j'ai dépassé les bornes provinciales qui vous sont accoutumées et familières ; mais ouvertement, à présent, il faut plaider la cause de la Gaule Chevelue. Si l'on y envisage ceci, que, par la guerre, pendant dix ans, ils ont donné du mal au Dieu Julius, qu'on mette aussi par contre en balance une fidélité immuable de cent ans et une obéissance plus qu'éprouvée dans maintes conjonctures critiques pour nous. Grâce à eux, mon père Drusus soumettant la Germanie eut derrière lui, garantie par leur calme, la sécurité de la paix ; et cela, bien que du recensement, opération nouvelle alors et insolite pour les Gaulois, cette guerre l'eût obligé à se détourner. Une telle opération, combien elle est ardue pour nous, tout juste maintenant, quoique l'enquête n'ait d'autre objet que la constatation officielle de nos ressources, à l'épreuve nous l'apprenons trop bien. " (Table Claudienne, Trad. Ph. Fabia.)

L'Empereur Claude, sur la Fresque des Lyonnais.

Cette interminable péroraison, on s'en doute, n'est pas faite pour amadouer les Sénateurs, déjà hostiles par principe au projet impérial.

                                        Si le contenu de l'intégralité du texte nous est connu, c'est en partie grâce à Tacite qui, dans les "Annales", l'a recomposé  pour la postérité. Il le fait cependant avec un talent littéraire qui lui permet de nous en offrir une version condensée, bien meilleure que l'originale. Il réécrit donc le discours, sans pour autant en modifier fondamentalement l'argumentation - quoi qu'il y ajoute un argument économique, expliquant qu'après tout, il n'y a pas de raison de laisser les Gaulois profiter tous seuls de leur richesse.... Mais le fond est bien le même : il s'agit d'un plaidoyer pour une assimilation progressive dérivant vers l'intégration. A titre d'exemple, voici le même passage que celui cité ci-dessus, mais dans la version de Tacite :
"Et cependant rappelons-nous toutes les guerres; aucune ne fut plus promptement terminée que celle des Gaulois, et rien n'a depuis altéré la paix. Déjà les mœurs, les arts, les alliances, les confondent avec nous; qu'ils nous apportent aussi leurs richesses, et leur or, plutôt que d'en jouir seuls. Pères conscrits, les plus anciennes institutions furent nouvelles autrefois. Le peuple fut admis aux magistratures après les patriciens, les Latins après le peuple, les autres nations d'Italie après les Latins. Notre décret vieillira comme le reste, et ce que nous justifions aujourd'hui par des exemples servira d'exemple à son tour."  (Tacite, "Annales", 11 - 24.)
Sanctuaire des Trois Gaules.

                                        Mais puisque c'est bien son propre discours que Claude prononce devant le Sénat, il essuie un échec, et l'extension de la citoyenneté se limite au final à quelques personnalités gauloises. Voilà sans doute pourquoi cette innovation est souvent passée sous silence, alors qu'elle devrait être portée au crédit de Claude. Du reste, elle fut mal acceptée à l'époque, comme le montrera le philosophe Sénèque dans son "Apocoloquintose du Divin Claude" (apocoloquintose signifiant... transformation en citrouille !) :
" Claude entreprit de pousser dehors son âme, mais il n’arrivait pas à trouver la sortie. Alors Mercure, qui s’était toujours délecté de son esprit, prend à part l’une des trois Parques et lui dit : "Pourquoi, femme, tant de cruauté ? Pourquoi permettre la torture d’un malheureux ? Un si long supplice ne s’arrêtera-t-il jamais ? Il y a soixante quatre ans qu’il lutte avec son âme. Pourquoi refuser ce qu’ils demandent, lui et l’ État ?" Mais Clotho : "Moi, par Hercule, je voulais lui ajouter un petit moment, le temps qu’il fasse cadeau du droit de cité aux rares hommes qui ne l’ont pas encore : car il avait décidé de voir en toge les Grecs, les Gaulois, les Espagnols et les Bretons au complet. "" (Sénèque, "Apocolonquintose du divin Claude", III.)
L'empereur Claude. (Musée archéologique de Naples.)

                                        Claude avait pourtant compris la nécessité d'assimiler les provinciaux, même s'il lui fallait pour cela aller contre le conservatisme de Sénateurs limités par une vision à court terme. Ce discours, en plus d'être maladroit, était sans doute trop en avance sur les mentalités de l'époque, et c'est seulement grâce à Caracalla qu'il verra sa concrétisation.

                                        Autant le discours de Claude semblait interminable, autant le texte de Caracalla est d'une concision étourdissante : en lieu et place des 662 mots de son prédécesseur, il n'en utilise que 15 ! Avantage du passage en force... Voici la traduction du texte intégral :
"Je donne la citoyenneté romaine à tous les pérégrins du monde habité, toutes les formes d’organisation municipale étant maintenues, exception faite pour les déditices." (Papyrus Giessen.)
L’Édit de Caracalla - Papyrus Giessen.

                                        Caracalla, militaire avant tout, n'a sans doute pas initié lui-même cette modification, mais a sûrement été influencé par son entourage (sa mère Julia Domna) et par les juristes qui le conseillaient. Cette décision est évidemment importante, bien qu'en réalité elle ne fasse qu'entériner de jure une situation existant de facto depuis longtemps. Par ce décret, Caracalla nivelle par le haut la société et la population de l'Empire : désormais, Romains, Italiens, provinciaux sont tous citoyens de l'Empire au même titre, et se confondent dans l'égalité des droits, tout en gardant une appartenance régionale, que Rome finit par transcender.

                                        La décision de Caracalla a donc des motifs politiques, mais aussi des raisons économiques et fiscales, très semblables à celles avancées par Tacite dans sa réécriture du discours claudien. Dion Cassius reprend l'argument à son compte :
"Pour cette raison, il déclara tous les habitants de l'Empire citoyens romains en parole, il s'agissait de les honorer ; en réalité, c'était pour percevoir de plus grandes sommes à la suite de cette mesure, car les étrangers ne payaient pas la plupart de ces taxes." (Dion Cassius, "Histoire Romaine", LXXVII - 9.)
L'Empereur Caracalla. (Musée du Louvre.)

                                       Dans "La Cité De Dieu", Saint Augustin revient quant à lui sur l’officialisation d'un processus établi depuis longtemps :
"Les Romains ont-ils porté dommage aux peuples conquis autrement que par les guerres cruelles et si sanglantes qui ont précédé la conquête? Certes, si leur domination eût été acceptée sans combat, le succès eût été meilleur, mais il eût manqué aux Romains la gloire du triomphe. Aussi bien ne vivaient-ils pas eux-mêmes sous les lois qu’ils imposaient aux autres? Si donc cette conformité de régime s’était établie d’un commun accord, sans l’entremise de Mars et de Bellone, personne n’étant le vainqueur où il n’y a pas de combat, n’est-il pas clair que la condition des Romains et celle des autres peuples eût été absolument la même, surtout si Rome eût fait d’abord ce que l’humanité lui conseilla plus tard, je veux dire si elle eût donné le droit de cité à tous les peuples de l’empire, et étendu ainsi à tous un avantage qui n’était accordé auparavant qu’à un petit nombre, n’y mettant d’ailleurs d’autre condition que de contribuer à la subsistance de ceux qui n’auraient pas de terres; et, au surplus, mieux valait infiniment payer ce tribut alimentaire entre les mains de magistrats intègres, que de subir les extorsions dont on accable les vaincus." (Saint Augustin, "La Cité De Dieu", V-17.)
                                       Concrètement, ce n'est donc pas un bouleversement dans la vie quotidienne des nouveaux citoyens romains. Pourtant, la citoyenneté romaine reste encore une marque de prestige, ce qui confère à cet édit une aura particulière. Surtout, il unit les peuples de l'Empire en établissant une égalité parfaite entre Orient et Occident, Romains de souche et Provinciaux, vainqueurs et vaincus, etc. Jamais aucun pouvoir n'avait réussi une telle assimilation, une telle intégration de tous les peuples formant l'ensemble de ses sujets.

                                       Il aura donc fallu 164 ans pour que cette initiative, prise par un Empereur né à Lyon, soit poursuivie par un autre empereur lyonnais, qui officialise l'octroi de la citoyenneté romaine à tous par un édit. L'écart peut sembler assez long, mais il faut reconnaître que nous ignorons tout ou presque de la position des Empereurs intermédiaires en la matière, et de l'évolution qu'ils ont pu tenter de donner à cette question. On sait quand même que les Flaviens (qui ont régné de 69 à 87) ont œuvré dans le même sens, Vespasien accordant par exemple la citoyenneté à plusieurs cités espagnoles. De même, on a du mal à imaginer que les Antonins - et en particulier l'Empereur Philosophe, Marc Aurèle - n'aient pas tenté d'infléchir la politique en la matière. Et ce à plus forte raison que l'opinion publique avait, elle, notablement évolué. Cette lente maturation est illustrée par Aelius Aristide (fin du IIème siècle), qui confie son admiration pour la mission civilisatrice de Rome et l'octroi généreux de la citoyenneté :
"Mais il y a quelque chose qui, décidément, mérite maintenant autant d'attention et d'admiration que tout le reste : je veux dire votre généreuse et magnifique citoyenneté, Romains, avec sa grandiose conception, car il n'y a rien d'équivalent dans toute l'histoire de l'humanité. Vous avez fait deux parts de ceux qui vivent sous votre Empire - c'est à dire toute la terre habitée - et vous avez partout donné la citoyenneté et comme un droit de parenté avec vous à ceux qui représentent les élites du talent, du courage ou de l'influence, le reste vous étant soumis comme des sujets.Il y a quelque chose qui décidément mérite... Il n'y a rien d'équivalent dans l'histoire de l'humanité, vous avez partout donné la citoyenneté." (Aelius Aristide, "En L’Honneur de Rome".)

Citoyens romains - et un Gaulois qui passait par là...

Cette nette acceptation ne traduit très probablement que l'opinion d'une élite gréco-romaine cultivée, mais voilà qui montre bien que les mentalités ont nettement évolué depuis Claude, et sont maintenant mûres pour la réforme qui viendra 30 ans plus tard, sous la forme de l'édit de Caracalla.

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