dimanche 12 mai 2013

Caligula Etait-Il Fou ?


                                        Maintenant que nous avons découvert qui était Caligula - ou plus exactement le portrait qu'en dressent les historiographes antiques, au premier rang desquels Suétone - il est temps, je crois, de se poser LA question à un million de sesterces : Caligula était-il vraiment le fou, le dément qu'on nous dépeint ? Je l'ai précisé en introduction de mon précédent article : dès qu'on s'attaque au personnage, cette question est un serpent de mer. La version "officielle", c'est donc celle de Suétone, la plus hostile à l'Empereur. Et le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il n'y va pas avec le dos de la cuillère ! Le Caligula qu'il nous décrit a tout du forcené psychopathe, jusqu'à la caricature. L'extrait qui suit est un peu long, mais tellement édifiant que je ne peux en faire l'économie :
"Caius avait la taille haute, le teint très pâle, le corps mal fait, le cou et les jambes extrêmement grêles, les yeux enfoncés, les tempes creuses, le front large et menaçant, les cheveux rares, le sommet de la tête dégarni, le reste du corps velu. (...) Son visage était naturellement affreux et repoussant, et il le rendait plus horrible encore en s'étudiant devant son miroir à imprimer à sa physionomie tout ce qui pouvait inspirer la terreur et l'effroi. Il n'était sain ni de corps ni d'esprit. Épileptique dès son enfance, dans l'âge adulte il était quelquefois sujet à des défaillances subites au milieu de ses travaux; et alors il ne pouvait ni marcher, ni se tenir debout, ni revenir à lui, ni se soutenir. (...)  Il était surtout en proie à l'insomnie; car il ne dormait pas plus de trois heures par nuit; encore ne jouissait-il pas d'un repos complet. Son sommeil était troublé par de bizarres fantômes. Une fois entre autres, il rêva qu'il avait un entretien avec la mer.  Aussi, la plus grande partie de la nuit, las de veiller ou d'être couché, tantôt il restait assis sur son lit, tantôt il parcourait de longs portiques, attendant et invoquant plusieurs fois le jour.  On pourrait avec raison imputer à une maladie mentale les vices les plus opposés du caractère de Caligula, une confiance extrême et une crainte excessive. Cet homme, qui méprisait tant les dieux, fermait les yeux et s'enveloppait la tête au moindre éclair, au plus léger coup de tonnerre; et, si ce bruit redoublait, il s'élançait de sa couche et se cachait sous son lit." (Suétone, "Vie de Caligula", L).
Portrait édifiant, stéréotype du taré congénital, en proie à des troubles physiques, psychiques et mentaux. Le genre de type que vous n'aimeriez pas croiser dans une ruelle sombre, la nuit. Ou même le jour, d'ailleurs.

Camée à l'effigie de Caligula. (©PeterJr1961 via Flickr.)

                                        Suétone ne fait jamais dans la subtilité mais, concernant Caligula, il noircit tellement le tableau qu'il en devient peu crédible. Sans doute y a-t-il du vrai dans ce qu'il nous raconte, mais les bribes de vérité sont noyées dans un fatras d'exagérations et probablement même d'inventions. Loin de moi l'idée de "réhabiliter" Caligula : tyrannique et cruel, il le fut certainement. De toute évidence, il n'était pas un modèle d'équilibre mental... Mais comment l'aurait-il été ?! Voilà un jeune homme, dont toute la famille a été massacrée sur ordre de son grand-père adoptif, qui n'a survécu à cette purge qu'en dissimulant ses sentiments et en jouant les hypocrites précisément devant le meurtrier de ses parents ; un jeune homme sans expérience politique ni militaire, qui n'a connu que la peur et la suspicion, et qui se retrouve du jour au lendemain propulsé à la tête de l'Empire, croulant sous les flatteries les plus viles. Franchement, on perdrait pied pour moins que ça ! Faut-il pour autant parler de "folie", au sens clinique du terme?


                                        Tout d'abord, signalons que plusieurs études minutieuses des actes politique de Caligula n'ont démontré aucun changement notable après la fameuse "maladie" de 37, et que ses décisions ne semblent pas particulièrement déraisonnables. De même, le "catalogue" de ses déviances et de ses crises de démence laisse songeur, mais ne résiste guère à l'examen. Passe encore pour l'élimination de Gemellus et des participants aux différents complots ourdis contre lui : le contraire eut justement été une preuve d'inconscience ! Du reste, les prédécesseurs de Caligula ne se sont pas privés de dézinguer joyeusement leurs opposants, et aucun n'a été taxé de folie furieuse.

                                        Une anecdote, citée par Dion Cassius, mérite par ailleurs qu'on s'y attarde :
"Un Gaulois l'ayant vu un jour rendre d'une haute tribune des oracles, sous la figure de Jupiter, se prit à rire. Caius le fit appeler et lui demanda : "Que penses-tu de moi ?" Celui-ci lui répondit (je rapporterai ses paroles mêmes) : "Que tu es en plein délire !". Le Gaulois n'eut aucune punition, car ce n'était qu'un cordonnier ; tant il est vrai que de pareils caractères supportent plus aisément la liberté de langage chez des gens du commun que chez des gens constitués en dignité. (Dion  Cassius, "Histoire Romaine", LIX-26.)

Voilà donc quelqu'un, qui se fiche ouvertement de la tête de Caligula - et qui n'est même pas inquiété ! N'y a-t-il pas de quoi s'étonner, quand on connaît la réputation de déglingué sociopathe de notre cher Caius ? Serait-il donc moins cruel, moins sadique que ce que l'on voudrait nous faire croire ? Dion suggère entre les lignes une ébauche d'explication: le brave Gaulois faisait partie des "gens du commun" et non pas des "gens constitués en dignité"... On rejoint ma propre hypothèse, avancée un peu plus loin, bien que j'envisage d'autres motifs.

                                        Dans le même ordre d'idée, les textes antiques fourmillent de détails et d'anecdotes proprement hallucinantes et parfaitement invraisemblables. A dire la vérité, il existe une autre grille de lecture... Supposons que Caligula ne soit pas fou ; supposons que, pour survivre à la cour de Tibère, il ait appris à dissimuler sa rancœur envers les patriciens, coupables à ses yeux d'avoir laissés condamner sa mère Agrippine et ses frères. Quelle serait la réaction de cet homme, fragilisé sur le plan psychique et  refoulant depuis son plus jeune âge sa colère et son ressentiment, une fois parvenu au pouvoir suprême, et donc en position de se venger ? Exactement. Caligula n'avait-il pas d'ailleurs signifié au Sénat, à son retour de Bretagne, qu'il entendait bien gouverner seul et qu'il les considérait comme ses ennemis ? Une telle puissance, concentrée entre les mains d'un être psychologiquement atteint dans sa tendre enfance, ne pouvait conduire qu'à la catastrophe. De provocations en humiliations, Caligula tenait sa revanche. Voilà sans doute son erreur :  en accusant le Sénat dans son ensemble, il s'aliénait tous les pères conscrits et, en répondant systématiquement par la violence, il suscitait de nouvelles conjurations. Se faisant, il mettait en marche un engrenage fatal : aux vexations continuelles répondaient des complots, que Caligula réprimait dans le sang, s'attirant la haine des Sénateurs, qui complotaient encore plus... Jusqu'à sa mort, inévitable.

L'assassinat de Caligula.


                                        Si l'on admet cette hypothèse, la plupart des "délires" de Caligula prennent un autre sens. Prenons quelques exemples, en commençant par l'histoire d'Incitatus, le cheval nommé Consul : premièrement, Suétone lui-même n'est pas affirmatif. "On dit que..." écrit-il. Pourquoi pas ? On peut bien raconter n'importe quoi ! Cependant, on peut envisager que Caligula ait "menacé" de faire un consul de la brave bête : vu les rapports hostiles qu'il entretenait avec l'auguste assemblée, voilà typiquement le genre de provocation qu'il aurait goûtée. Une manière de signifier, en substance : "Vous êtes une belle bande d'abrutis, tellement stupides et inutiles que même mon cheval pourrait vous remplacer !" De là à passer à l'acte...

Le célèbre portrait d'Incitatus, par Salvador Dali.


                                        Même chose en ce qui concerne la fameuse expédition en Bretagne, et la "pêche aux moules" imposées aux féroces légionnaires. Quelques années plus tard, l'Empereur Claude tentera - avec succès - une nouvelle expédition sur l'île. Il se heurtera toutefois à la réticence de ses soldats, effrayés à l'idée de se frotter aux monstres qui, disait-on, peuplaient la Bretagne. Il ne les convaincra d'embarquer qu'en leur dépêchant l'un de ses affranchis pour que les soldats, piqués au vif devant cet ancien esclave suffisamment courageux, lui, pour traverser la Manche, se décident à prendre la mer ! Si l'anecdote rapportée par Suétone est réelle (ce dont on peut largement douter), j'imagine très bien que, dans la même situation, Caligula disjoncte et, en se livrant à une des provocations qu'il apprécie tant, tente de provoquer un sursaut d'orgueil chez ses hommes : "Et bien, puisque vous tremblez comme des fillettes à l'idée de vous embarquer, ramassez donc des coquillages ! Ça vous fera les pieds, et c'est le seul exploit qui soit à la hauteur de votre courage !" Un tempérament colérique, une inclinaison certaine pour l'humiliation et le grotesque, et un sens de l'humour cruel - mais est-ce là de la démence ?


                                        Il est certain, en tous cas, que Caligula entendait rompre définitivement avec le Principat, tel que l'entendaient Auguste et Tibère. Le régime politique voulu par Auguste était par nature ambigu : concentrant entre les mains du Princeps tous les pouvoirs, il n'était cependant pas institutionnalisé, de sorte qu'il pouvait aussi bien cacher un régime totalitaire qu'une "monarchie parlementaire" s'appuyant sur le Sénat. Tout dépendait de la personnalité de l'Empereur. Or, Caligula inscrit ses pas dans ceux de son arrière-grand-père Marc Antoine et vise sans doute à transformer ce principat en une monarchie de type hellénistique, absolue et de droit divin. De plus, se prétendant l'égal d'un Dieu, Caligula se place au-dessus des Sénateurs et affirme ainsi ses prétentions à un pouvoir sans partage. Ceci expliquerait les rumeurs d'inceste avec sa sœur Drusilla (qui, toutefois, n'apparurent que plusieurs décennies plus tard et semblent donc suspectes), à l'imitation de ceux qui se pratiquaient par exemple chez les souverains d'Égypte. Cette hypothèse est renforcée par les usages que Caligula tente d'imposer, comme le baise-pied ou la proskynèse. Même chose pour cette curieuse manie qui consiste à déguster des perles dissoutes dans du vinaigre, qui renvoie directement à l'exemple de Cléopâtre, ou à la reconstruction d'un temple en l'honneur de la déesse Isis, dont le culte avait été banni par Auguste et Tibère.

Monnaie à l'effigie de Caligula et de ses trois sœurs.


                                        Par ailleurs, ce règne de démence dura tout de même la bagatelle de 4 ans. Le peuple et les soldats auraient-ils supporté si longtemps le règne d'un dément, d'un sadique, d'un pervers hystérique, sans broncher ?  Provoquant des émeutes, menaçant d'affamer les Romains, disjonctant lors des jeux, massacrant les citoyens innocents, Caligula ne serait pas resté populaire bien longtemps. Or, les Romains ne manifestèrent jamais le moindre signe d'exaspération, pas plus que les soldats. Au contraire, si l'on se fie au témoignage de Flavius Josèphe :
"Au théâtre, lorsque le bruit de la mort de Caius se répandit, il y eut de la stupeur et de l'incrédulité. Les uns, bien qu'accueillant cette perte avec beaucoup de joie et quoiqu'ils eussent donné beaucoup pour que ce bonheur arrivât, étaient incrédules par crainte. D'autres n'y croyaient pas du tout, parce qu'ils ne souhaitaient pas que rien de tel arrivât et ne voulaient pas accepter la vérité, jugeant impossible qu'un homme eût la force d'accomplir un pareil acte. C'étaient des femmes et de tout jeunes gens, les esclaves et quelques-uns des soldats. Ces derniers, en effet, recevaient leur solde de Caius, l'aidaient à exercer la tyrannie et, servant ses caprices injustes en tourmentant les plus puissants des citoyens, en tiraient à la fois des honneurs et. des profits. Quant aux femmes et aux jeunes gens, ils étaient séduits, comme c'est l'habitude de la populace, par les spectacles, les combats de gladiateurs, le plaisir de certaines distributions de vivres, toutes choses faites, disait-on, dans l'intérêt du peuple romain, en réalité pour satisfaire la folie et la cruauté de Caius. (...) Quant aux patriciens, même si certains trouvaient la nouvelle vraisemblable, les uns parce qu'ils avaient eu vent du complot, les autres parce qu'ils le souhaitaient, ils taisaient non seulement leur joie de la nouvelle, mais même leur opinion sur sa véracité. " (Flavius Josèphe, "Antiquités Juives", XIX - 1.)

Buste de Caligula. (Glyptothèque de Munich.)

                                        A l'en croire, si le peuple et l'armée ne nourrissaient aucun grief contre le fils de Germanicus (qui, preuve de sa cruauté nous dit-on, allait jusqu'à faire distribuer des vivres et rétribuer les militaires !), il n'en allait pas de même des sénateurs, tenus pour quantité négligeable. Mais pourquoi un tel acharnement contre cet Empereur, plutôt qu'un autre ? A mon sens, Caligula est décrit comme le "pire" des Empereurs parce qu'il est le précurseur d'un pouvoir de type monarchique, débarrassée des faux-semblants préservés par Auguste et Tibère. Le comportement de Caligula et le déclassement du Sénat sous son règne suffisent à expliquer que l'aristocratie ait ensuite exagéré ses caprices et ses débauches, voire ait inventé d'autres perversions, de manière à créer de toutes pièces le portrait d'un César tyrannique, sadique et tout simplement dément. Accusations que reprendront plus tard d'autres historiens, notoirement proches du pouvoir sénatorial et proches des "bons empereurs" de la dynastie des Antonins, dont ils noircirent les prédécesseurs.



John Hurt en Caligula dans "Moi Claude, Empereur" : encore plus flippant que M. McDowell. (si, si !)

                                        Force est de constater que cette image domine aujourd'hui encore, et vaut à Caligula d'être l'un des Empereurs romains les plus célèbres, en compagnie de Néron. Cette figure, qui n'a plus rien d'historique, se prête du reste à tous les fantasmes et toutes les interprétations. Albert Camus, par exemple, en fera dans sa pièce "Caligula ou le Malentendu", un existentialiste obsédé par l'absurdité de la vie, cherchant la liberté ultime dans la rage destructrice que lui permet l'exercice tyrannique du pouvoir. Tinto Brass, quant à lui, montrera dans son film éponyme un être devenu sadique et pervers sous l'influence d'un entourage lubrique et vicieux. En général, Caligula reste dans l'imaginaire populaire l'archétype de l'Empereur fou. On ne saura sans doute jamais si cette réputation est méritée. Paradoxalement, c'est finalement grâce au pamphlet de Suétone que Caligula est aujourd'hui si célèbre - belle ironie du sort, et ultime vengeance d'un Empereur qui, sans doute, aurait apprécié cette cruelle ironie.

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