mercredi 10 juillet 2013

La Monnaie Romaine : Argent Trop Cher.

                                        "Money, money, money / My sweet money / In a rich men's world". Pas besoin de s'appeler Abba pour savoir que, selon la formule consacrée, l'argent est le nerf de la guerre. L'économie et les finances de la Rome Antique, voilà un sujet complexe, que je me garderai bien de traiter en quelques lignes sur ce blog. Pour autant, la question me semble suffisamment importante pour que, sans prétendre être exhaustive, je tente d'en dresser les principales caractéristiques et de lancer quelques pistes.

ORIGINE ET ÉVOLUTION DU SYSTÈME MONÉTAIRE ROMAIN JUSQU’À L'EMPIRE.


                                        Aux origines, dans la Rome archaïque, les paiements s'effectuent en têtes de bétail, et le mot pecus (bétail) a tout naturellement donné le mot de pecunia (argent).

Aes signatum représentant un bœuf.

                                        C'est au cours du Vème siècle avant J.C. que les Romains adoptent un premier système monétaire grossier : on utilise alors des lingots de bronze de poids variable (aes rude), auxquels succèdent ensuite des lingots rectangulaires d'un poids de 5 as (1700 grammes), estampillés de différentes figures représentant des têtes de bétail (aes signatum).

                                        La monnaie n'a été introduite à Rome qu'au IVème siècle avant JC, date étonnamment tardive si l'on compare avec les autres civilisations du bassin méditerranéen. Le monde grec, par exemple, connaissait déjà l'usage de la monnaie depuis au moins deux siècles, et la présence de colonies grecques dans le sud de l'Italie avait favorisé l'introduction des pièces dans de nombreuses cités de la péninsule comme Naples, Tarente, Héraclée, Croton... A Rome apparaît à cette période l'as libral (connu aussi comme aes grave- as lourd) qui se présente sous la forme d'un disque en bronze coulé et ainsi nommé car son poids correspond à celui d'une livre romaine (273 grammes). Pour le courant, des pièces de moindre valeur voient le jour : le semis (1/2), le triens (1/3), le quadrans (1/4), le sextans (1/6), l'once (1/12), la demi-once (1/24). Le poids de l'as ne cessera de diminuer, passant par exemple à 27 g au IIème siècle avant J.C., et 9 g sous l'Empire, notamment à cause des fortes dépenses engagées lors des conflits.

Aes grave figurant Janus sur l'avers. (© Ahala via flickr.)

                                        Au IIème siècle avant J.C., les Romains s'inspirent une fois encore du modèle grec et utilisent pour la première fois des monnaies en argent : le denier, qui équivaut à 10 (d'où le nom, dérivé du préfixe latin Deni-, Dix) puis 16 as, et le sesterce, à 2,5 puis 4 as. Ces variations s'expliquent par une dévaluation constante de la monnaie. Vers la fin de la république, le sesterce devient la monnaie de référence au quotidien. Il est abrégé en HS - déformation du symbole IIS, 2 as et demi).

Sesterce, avec la mention "HS" bien visible.

                                        Sous la République, la frappe de la monnaie est contrôlée par le Sénat, et surveillée par trois magistrats, élus pour un an. Elle s'effectue près du Temple de Junon Moneta (la conseillère), ce qui donnera le mot de "monnaie". Seule Rome bat alors monnaie, à l'exception des ateliers mobiles qui accompagnent les troupes lors des conflits. (Guerres de Sylla ou de Lucullus en Orient, par exemple.)

                                        La norme théorique, bien que souvent peu respectée dans la pratique, est restée relativement stable tout au long de la République, à l'exception notable des périodes de conflits armés. La quantité de monnaie nécessaire pour lever une armée et payer les soldats provoque en effet bien souvent l'avilissement de la monnaie. Marc Antoine, lors de la guerre civile contre Octave, fait par exemple frapper des deniers d'un diamètre diminué, et donc de moindre valeur.

Denier de Marc Antoine.

SOUS L'EMPIRE : DÉVALUATION ET RÉFORMES SUCCESSIVES.


Aureus d'Auguste.

                                       A l'époque d'Auguste, le système monétaire est toujours assez stable. On introduit l'aureus, pièce d'or valant 25 deniers. Le sesterce devient une monnaie de bronze, émise sous le contrôle du Sénat (marqué d'un SC - Senatus Consulte), et l'Empereur possède alors le monopole de la frappe des monnaies d'or et d'argent, qui s'effectue à Rome, et à Lyon à partir de 15 avant J.C. D'autres ateliers locaux, comme à Nîmes, sont autorisés à battre monnaie et produisent des pièces de bronze pour un usage local.

Sesterce montrant Auguste sur un char tiré par 4 éléphants.


                                        La pureté et donc la valeur de l'aureus ne cessent cependant de diminuer, entraînant des dévaluations successives, notamment sous le règne de Néron - peut-être en raison du coût de la reconstruction de la ville après le fameux incendie. Le reste de la monnaie suit la même évolution, qui s'accentue au fil du temps : l'instabilité politique, l'anarchie militaire et la multiplication des ateliers de frappe fragilisent tout le système monétaire, et les pièces contiennent de moins en moins de métaux précieux. Le denier est ainsi dévalué sous Septime Sévère (passant de 70 % à 50 % d'argent.) Caracalla tente en 215 d'instaurer une nouvelle monnaie, le double denier antoninien : bien qu'il soit équivalent à 2 deniers, il ne contient que 1,6 fois la quantité d'argent du denier. La frappe des deniers se raréfie vers le milieu du IIIème siècle. A nouveau, la période est à l'instabilité politique et aux incertitudes des guerres civiles, et sous le règne de Claude le Gothique, l'antoninien baisse encore, à 4 % d'argent : le sesterce  (1/8e d'antoninien) tombe lui aussi en désuétude. L'Empereur Aurélien réforme la monnaie en 271, en augmentant le poids de l'antoninien (qui prend alors parfois le nom d'aurelianus), mais la baisse de la teneur en argent (les pièces n'en contiennent pratiquement plus), est loin d'être compensée.

Antoninien de Caracalla.

                                        Nouvelle tentative de réforme sous Dioclétien, qui diminue la valeur de l'Aureus et crée l’argenteus (équivalent au denier de Néron), et une nouvelle monnaie de bronze, le follis ou nummus, comportant 2% d'argent. La réforme de Dioclétien s'accompagne de l'émergence de nouveaux ateliers monétaires, répartis à travers l'Empire comme à Londres, Carthage, Thessalonique, Alexandrie, etc. , ainsi que dans les diverses capitales de la tétrarchie. Déjà différenciées sous Aurélien par des symboles, les monnaies sont maintenant marquées par chaque atelier de production par des abbréviations, indiquant leur provenance (L pour Lyon, ou TS pour Thessalonique).

Argenteus de Dioclétien.

                                        Dioclétien tente également une intervention originale, afin de freiner l'inflation. Il publie en 301 l'édit Maximum, qui fixe les prix maximum (!!) pouvant être légalement facturés pour environ un millier de biens et services. Les vendeurs dépassant ce prix, et même les acheteurs, encourent la peine de mort, mais la tentative reste vaine et la loi ne sera jamais véritablement appliquée. Cependant, cet édit apporte un certain nombre de renseignements. Tout d'abord, il est intéressant de constater que les prix sont indiqués en deniers, alors même que cette monnaie n'est plus frappée depuis plus de 50 ans (remplacée par le follis de bronze, équivalent à 12,5 deniers). Il éclaire également sur  le coût de la vie dans l'Empire au Vème siècle. Par exemple, le prix du boisseau militaire (17,5 litres) de froment est fixé à 100 deniers, le setier italique (9,5 litres) de vin de Falerne à 30 deniers, la bière à 2 deniers, le lot de 5 artichauts vaut 10 deniers, un citron 24 deniers. Comptez 150 000 deniers pour vous offrir un lion et 12 000 deniers pour une livre de soie. A comparer aux 25 deniers maximum pour le salaire quotidien d'un ouvrier agricole, ou aux 50 deniers que reçoit un instituteur, par mois et par élève... Ces quelques chiffres suffisent à illustrer l'énorme disproportion existant entre les revenus du romain lambda et le coût des produits : pour 100 sesterces, t'as plus rien !

Solidus de Constantin.
Vers 311, Constantin Ier crée à son tour une nouvelle monnaie, l'aureus solidus - dont le nom donnera notre "sou". Émise en grande quantité, elle reste stable pendant plusieurs siècles, notamment grâce à la confiscation de l'or conservé dans les temples païens, qui représente un apport de métal précieux considérable. La solidité de la nouvelle monnaie, par opposition aux monnaies d'argent et de bronze qui ne cessent de perdre de leur teneur en métaux, lui confère un statut de valeur référence pour les échanges de capitaux importants. En parallèle, on émet des sous-multiples du solidus comme le semissis (1/2 solidus), ou le tremissis ou triens (1/3 solidus). Le solidus restera en vigueur même après la chute de l'Empire, et sera par exemple utilisé un temps par les Francs.



LES RAISONS DE LA FRAGILITÉ ÉCONOMIQUE.


                                        Dans le système monétaire romain, il existe une profonde dichotomie entre la valeur symbolique et la valeur intrinsèque de la monnaie, entre sa valeur officielle et sa teneur en métaux précieux. Nous avons vu que le denier était resté l'épine dorsale de l'économie romaine, depuis son introduction et même après qu'il a cessé d'être frappé vers le milieu du IIIème siècle. Pourtant, la teneur en argent et donc la valeur de la pièce n'a cessé de baisser, lentement mais inexorablement, tout au long de l'Histoire romaine.

                                        Ce problème de dégradation de l'économie romaine semble avoir été omniprésent, bien qu'étroitement lié à la situation politique dans l'Empire. Les causes de ce phénomène ne sont pas clairement établies, et sans doute découle-t-il de plusieurs facteurs. Les théories les plus fréquemment avancées sont le manque de métal brut (peu de mines en Italie, les principales se situant en Espagne, Bretagne et près du Rhin. La plus grande partie des métaux précieux provient donc du butin de guerre.), l'inflation (le prix des céréales a triplé entre les règnes d'Auguste et de Septime Sévère), le déficit du commerce extérieur (on observe une fuite des capitaux vers l'Inde, par exemple, d'où sont importés de nombreux produits de luxe) et les insuffisances en matière de finances publiques (En diminuant la quantité d'argent dans ses pièces, l'état pouvait produire davantage de monnaie et ainsi accroître artificiellement son budget.)


ICONOGRAPHIE DE LA MONNAIE.


Denier d'argent figurant la Déesse Roma.
La monnaie joue également un autre rôle à Rome, en marge de l'économie : elle permet à l’État de véhiculer des idées par le biais des images et des inscriptions. Les premières images apparaissant sur les monnaies républicaines sont très diverses : on y voit souvent le buste de la déesse Roma sur l'avers, et la personnification d'un Dieu, un épisode mythologique, un objet symbolique, un monument ou une scène de la vie publique au revers. Aucun nom de magistrat n'est alors mentionné, mais petit à petit apparaissent des symboles ou des monogrammes, bientôt remplacés par la forme abrégée du nom. Ensuite, le magistrat à l'origine de la pièce en question commence à choisir des images en rapport avec son histoire familiale ou ses hauts faits. Jules César franchit une étape important lorsqu'il fait frapper monnaie à son effigie : si l'on avait déjà émis des pièces montrant le portrait d'un ancêtre, c'est la première fois qu'un homme s'y représente lui-même.

Denier de Jules César. Au revers, Vénus tenant le sceptre.

                                        Les Empereurs reprennent le procédé, et font frapper monnaie à leur effigie sur l'avers. Ils soignent évidemment leur portrait puisque la monnaie, diffusée sur tout le territoire, est un important vecteur de propagande, et le revers transmet un message politique : on y annonce les conquêtes et les victoires militaires, on y célèbre l'impératrice et les enfants de la famille impériale ou un successeur pressenti, on y proclame même de véritables slogans (Fides exercitus - la fidélité de l’armée - ou Pax aeterna - la paix éternelle.)

Denier de Vitellius proclamant la "fidélité de l'armée".

                                         Le plus souvent, on y montre des divinités protégeant l'Empereur ou des symboles mettant l'accent sur tel aspect de sa politique ou de son caractère. Ainsi, Commode fait frapper vers 192 une série de pièces de monnaie le représentant vêtu d'une peau de lion sur l'avers, et une inscription proclamant qu'il est la réincarnation d'Hercule au revers. L'exemple est peut-être excessif (comme toujours, avec ce cher Commode !), mais il est révélateur de la façon dont les Empereurs tirent profit de la monnaie pour véhiculer d'eux-mêmes une image valorisante. Autre type de propagande, l'Empereur Philippe l'Arabe émet en 244 une pièce proclamant l'établissement de la paix avec la Perse... alors que Rome a été contrainte à signer un traité et à verser de fortes sommes à ses ennemis !

Denier de Commode, assimilé à Hercule.


                                        Vers la fin de l'Empire toutefois, un changement notable se fait jour. A partir de Dioclétien, le portrait de l'Empereur devient plus indifférencié, symbolisant une figure d'autorité générale. Dioclétien met en valeur l'unité du peuple, en représentant le génie du peuple romain. Sur le revers, on observe des thèmes plus généraux, et les personnifications plus spécifiques disparaissent au profit de la grandeur de Rome, la gloire de l'armée, la victoire contre les "barbares", la restauration d'un âge de prospérité, etc.

Denier de Dioclétien, avec au revers le Génie du Peuple Romain.

                                        Cette tendance se poursuivra jusqu'à la chute de l'Empire, même après l'adoption du christianisme comme religion d'État. On trouvera alors peu de thèmes spécifiquement chrétiens, même si l'on introduira des symboles religieux comme le monogramme du Christ (XP).

Pièce romaine avec le monogramme christique. (© detecting.org.uk)


                                        On le voit, le sujet est vaste et il existe sans doute une multitude de thématiques différentes et autant de façons de l'aborder. En ce qui me concerne, j'ai choisi d'en rester à des généralités, en attendant peut-être de développer tel ou tel point dans de futurs billets. Nul doute qu'il se trouve, parmi mes lecteurs, des pros de la monnaie romaine ou des numismates confirmés, qui pourront certainement apporter des précisions ou des corrections à cet article... N'étant pas une spécialiste, je vous invite fortement à vous manifester ! Parce que moi, niveau économie, j'en suis encore à citer Abba en introduction : c'est tout dire...

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