dimanche 25 août 2013

Les Proscriptions A Rome.

                                        Plusieurs articles de ce blog m'ont amenée à parler des proscriptions - tout récemment encore, dans celui consacré à l'affaire Sextus Roscius, ici. A priori, même si vous n'aviez jamais lu ou entendu ce terme auparavant, vous avez compris que ce n'était pas une pratique particulièrement festive... Mais j'ai reçu plusieurs courriels d'internautes, me demandant ce qu'étaient exactement ces fameuses proscriptions : en quoi consistaient-elles ? Étaient-elles fréquentes à Rome ? Qui décidait de l'identité des proscrits ? Et puis d'abord, que veut dire précisément ce mot ?

                                        La logique nous incite à commencer par là. Le terme proscription vient du verbe proscribere, qui signifie publier, proclamer, annoncer par écrit. Dans le contexte, la proscription désigne la proclamation et la condamnation officielle des ennemis de l'État -  et implique, de facto, l'élimination desdits ennemis. Mon dictionnaire définit la proscription comme "l'action de proscrire (!!), condamner quelqu'un à mort ou au bannissement". Par extension,la proscription désigne aussi l'affiche portant le texte officiel et la liste des noms des personnes condamnées.

                                        Il n'y eut que deux grandes vagues de proscriptions à Rome : en 82 avant J.C. sous Sylla, puis en 43 avant J.C. sous le triumvirat Antoine - Octave - Lépide. Dans les deux cas, en marge des guerres civiles.

Proscriptions sous Sylla.


                                        Les premières proscriptions ont lieu en 82 avant J.C. Sylla s'est emparé de Rome au terme d'une guerre contre les partisans de Marius et, devenu dictateur, il concentre tous les pouvoirs entre ses mains. Il instaure alors les proscriptions, qui visent évidemment les marianistes. Cette décision est légalisée par la loi Cornelia de proscriptione et prosciptis : 520 personnes, déclarées "ennemies de la patrie", sont désignées et trois listes successives sont publiées et affichées sur le forum. Étrangement, ces listes ont pour but de rassurer ceux qui n'y figurent pas - mais on imagine l'effet qu'elles ont, en revanche, sur ceux dont les noms y sont mentionnés !

Un proscrit découvre son nom sur la liste. (Illustration Augustyn Mirys.)

                                        Tout homme dont le nom y est cité est ipso facto déchu de la citoyenneté et exclu de toute protection juridique; quiconque héberge ou protège un proscrit est condamné à mort ; tout informateur fournissant des renseignements pouvant conduire à une exécution reçoit une récompense pécuniaire ; n'importe quel particulier qui tue un proscrit et apporte sa tête (tête qu'on retrouve souvent exposée sur le forum au bout d'une pique) gagne 12 000 deniers prélevés sur les fonds publics et a le droit de garder une partie de sa succession. Le reste est confisqué par l’État, qui vend l'ensemble des biens aux enchères - les proches de Sylla en profitant évidemment pour acquérir domaines, esclaves, œuvres d'art etc. à bas prix. Les fils des proscrits sont automatiquement exilés (Ils ne seront réintégrés dans leurs droits qu'en 49 avant J.C.) et leurs veuves ne sont pas autorisées à se remarier. Bref, c'est plutôt sec, comme procédé !
" C'est lui [Sylla] qui fut le premier (plût au ciel qu'il eût été le dernier) à donner l'exemple des proscriptions. Ainsi, dans cette cité où, pour une insulte un peu vive, on rend justice à un individu qui figure sur la liste des histrions, I'Etat établissait une prime pour chaque citoyen romain égorgé. Celui-là recevait le plus qui avait assassiné le plus ; la mort d'un ennemi ne rapportait pas plus que la mort d'un citoyen ; chacun payait lui-même son propre assassinat. On ne se déchaîna pas seulement contre les adversaires qui avaient combattu par les armes mais aussi contre bien des innocents. " (Velleius Parterculus, "Histoire Romaine", II - 28)

                                        Les proscriptions décidées par Sylla ont deux avantages : d'une part, elles éliminent les opposants fidèles à Marius et, d'autre part, elles permettent de renflouer le Trésor romain, mis à mal par la guerre civile et les conflits menés à l'étranger. La lutte entre partisans de Sylla et partisans de Marius correspondait plus largement à celle entre Optimates (conservateurs rassemblant une grande part de la noblesse) et Populares (courant réformateur où l'on retrouvait, grosso modo, les défenseurs de la plèbe et les chevaliers.) En conséquence, l'ordre équestre est particulièrement touché par les proscriptions. Les chevaliers marianistes se sont généralement enrichis dans le commerce et les affaires, et leur fortune est donc confisquée et reversée à des proches de Sylla ou aux vétérans de ses légions, comme les terres appartenant aux cités ayant soutenu Marius sont redistribuées aux troupes de Sylla. Parmi les premières victimes des proscriptions figurent les consuls en exercice et ceux de l'année précédente - désignés par Marius et donc proches de lui - et Marcus Junius Brutus, (le père du futur césaricide) tué par Pompée.
 

Les proscriptions. (© luciuscorneliussylla.fr)

                                        Les proscriptions plongent Rome dans la terreur. Nombreux sont les proscrits qui disparaissent purement et simplement, traînés hors de chez eux pendant la nuit par des groupes d'hommes, appelés les Sullani, des affranchis de Sylla qui par conséquent portent tous le nom de Lucius Cornelius ! Le Tibre charrie des centaines de cadavres et les assassinats ne se limitent pas à la seule ville de Rome : des milices armées parcourent l'Italie à la recherche des fuyards. Catilina mène par exemple une troupe de Gaulois et amasse un joli pactole, prélevé sur l'héritage de ses victimes - dont son propre frère et son beau-frère, à en croire Cicéron. Le caractère sordide des exécutions, la vague des dénonciations, les hordes armées et l'apparition des Sullani provoque une panique générale, chacun redoutant d'être dénoncé, proscrit pour un comportement prétendument séditieux et exécuté, peut-être même par un de ses proches. Car, je le répète, n'importe qui pouvait assassiner les proscrits, et on voit donc un esclave tuer son maître, un fils son père ou un père son fils...
"Un Romain nommé Quintus Aurélius, qui ne se mêlait de rien, et qui ne craignait pas d'avoir d'autre part aux malheurs publics que la compassion qu'il portait à ceux qui en étaient les victimes, étant allé sur la place, se mit à lire les noms des proscrits, et y trouva le sien. " Malheureux que je suis, s'écria-t-il, c'est ma maison d'Albe qui me poursuit. " Il eut à peine fait quelques pas, qu'un homme qui le suivait le massacra. " (Plutarque, "Vie de Sylla", 31.)

                                        Sous Sylla, les proscriptions revêtent un caractère quasiment bureaucratique, les noms des assassins et des dénonciateurs étant scrupuleusement notés et versés aux archives publiques. L'ensemble est supervisé par Chrysogonus, un affranchi grec de Sylla corrompu et âpre au gain. L'exemple de Sextus Roscius (voir en introduction) montre bien les dérives et les machinations dont l'entourage de Sylla se rend alors coupable, profitant des proscriptions pour s'enrichir au détriment des malheureux condamnés, voire même d'innocents.

Proscriptions sous le second triumvirat.


                                        En 43 avant J.C., le triumvirat composé d'Octave (futur Auguste), Marc Antoine et Lépide reprend l'idée à son compte. Pour simplifier, disons que depuis l'assassinat de Jules César, survenu un an plus tôt, les deux premiers s'écharpent vigoureusement, tandis que le troisième ne sait pas trop sur quel pied danser... Les trois hommes finissent par s'entendre et scellent un pacte qui donne naissance à ce que l'on a coutume d'appeler le second triumvirat. L'accord ôte le pouvoir au Sénat, et Octave, Lépide et Antoine ont désormais les mains libres pour diriger l'état.

Antoine, Octave et Lépide. (Ill. H.C. Selous - ©Internet Shakespeare Editions.)

                                        L'une de leurs premières décisions est de recourir à ces bonnes vieilles proscriptions, sensées viser les ennemis de l’État et en premier lieu les meurtriers de César et, par extension, tous les Républicains. Y figurent donc Brutus, Cassius ou encore Sextus Pompée (le fils de Pompée le Grand). Mais tant qu'ils y sont, nos trimviri en profitent pour faire éliminer à moindres frais leurs propres opposants politiques et régler quelques comptes personnels ! Une nouvelle liste est établie - ou plutôt de nouvelles listes, qui font l'objet d'intenses tractations entre les trois partenaires, et où l'on supprime ou ajoute des noms à l'envi. Chacun veut y inscrire ses propres ennemis, qui s'avèrent souvent être les alliés des deux autres. On parvient finalement à un compromis : Octave sacrifie par exemple son allié Cicéron, Antoine son oncle Lucius, et Lépide son propre frère.  

"Ainsi se livraient-ils les uns aux autres ceux qui leur étaient les plus chers en échange de ceux qui leur étaient les plus odieux, et leurs plus grands ennemis en échange de ceux avec qui ils avaient les liaisons les plus intimes. Tantôt, ils donnaient nombre pour nombre, tantôt plusieurs pour un seul, ou un nombre moindre pour un plus grand, trafiquant ainsi que sur un marché public et mettant tout à l'enchère..." (Dion Cassius, "Histoire Romaine", XLVII - 6.)

                                        Encore une fois, le but est double : d'abord se débarasser des opposants sans se salir les mains, et ensuite amasser de l'argent, au profit de l’État ou du sien propre. Il faut dire que les triumviri ont besoin de fortes sommes, notamment pour payer leurs soldats. Je parlais aussi plus haut de règlements de compte, et le cas de Rufus en est une bonne illustration :
"Rufus possédait un superbe immeuble, dans le voisinage de Fulvia, la femme d'Antoine. Elle avait voulu le lui acheter, mais Rufus avait refusé ; il eut beau maintenant lui en faire cadeau, il fut proscrit. Quand on apporta sa tête à Antoine, il dit qu'elle ne le concernait pas et la fit porter à sa femme qui ordonna de ne pas l'exposer sur le forum mais sur l'immeuble en question." (Appien, "Histoire Des Guerres Civiles", IV - 29.)
  
                                        Les conditions dans lesquelles se déroulent les proscriptions sont toujours aussi violentes. Le même fonctionnement s'applique : un homme libre qui tue un proscrit reçoit 25 000 drachmes, un esclave 10 000 drachmes et la citoyenneté ; les biens des condamnés sont saisis ; leurs cadavres sont privés de sépulture. Il est toujours interdit de porter assistance à quiconque figure sur ces listes mais, cette fois, certains d'entre eux sont sauvés par leurs proches, et même parfois par les membres du triumvirat eux-mêmes (le frère de Lépide, par exemple, s'en sortira indemne).

"On assista à des manifestations incroyables d'amour conjugal de la part des femmes, d'amour filial de la part des enfants et de dévouement de la part des esclaves pour leurs maîtres." (Appien, "Histoire Des Guerres Civiles",  IV - 36.)

"Les Massacres Du Triumvirat." (Antoine Caron.)

                                        Si c'est encore possible, le chaos est encore plus général que lors des premières proscriptions. Des familles entières fuient l'Italie, les élites sont ruinées, les vengeances se multiplient contre les assassins présumés. Pire encore, on ne sait plus à qui se fier, et la trahison peut aussi bien venir d'un proche que le salut, d'un ennemi ! C'est bien simple : Rome, terrifiée par les proscriptions de Sylla, tombe cette fois dans la pire des psychoses. Un exemple de cette ignoble incertitude ?  Turianus avait été prêteur, et son fils était un débauché, ami de Marc Antoine. Arrêté par les centurions, il les supplie de lui accorder un délai, le temps de demander à son fils d'intervenir auprès du triumvir. Et les centurions éclatent de rire : son fils est déjà intervenu, mais pas vraiment dans ce sens-là...

                                        Parmi ceux qui parviennent à s'enfuir, nombreux sont ceux qui se rangent aux côtés de Brutus et Cassius en Orient, ou qui se réfugient auprès de Sextus Pompée. Celui-ci est parvenu à gagner la Sicile et il les accueille chaleureusement, leur fournissant le gîte et le couvert. Il promet en outre de verser à quiconque sauvera un proscrit le double de la prime offerte par les trimviri pour sa tête.

Denier de Sextus Pompée.

                                        En revanche, la plupart n'en réchappent pas. La victime la plus célèbre de cette seconde vague de proscriptions est sans conteste Cicéron, poursuivi de la haine implacable de Marc Antoine et de Fulvie (qui lui reprochent entre autres choses ses Philippiques, une série de discours d'une violence extrême prononcés contre eux au Sénat). Le célèbre orateur envisage un temps de s'enfuir en Grèce mais, au final, il se résigne à son sort et est exécuté dans sa villa de Formia. Sa tête et ses mains sont tranchées et rapportées à Marc Antoine, qui les fait exposer sur le forum avant de décréter la fin des proscriptions.   

"Cicéron ayant entendu la troupe que menait Hérennius courir précipitamment dans les allées, fit poser à terre sa litière : et portant la main gauche à son menton, geste qui lui était ordinaire, il regarda les meurtriers d'un œil fixe. Ses cheveux hérissés et poudreux, son visage pâle et défait par une suite de ses chagrins, firent peine à la plupart des soldats mêmes, qui se couvrirent le visage pendant qu'Hérennius l'égorgeait : il avait mis la tête hors de la litière, et présenté la gorge au meurtrier ; il était âgé de soixante-quatre ans. Hérennius, d'après l'ordre qu'avait donné Antoine, lui coupa la tête, et les mains avec lesquelles il avait écrit les Philippiques. C'était le nom que Cicéron avait donné à ses oraisons contre Antoine ; et elles le conservent encore aujourd'hui. " (Plutarque, "Vie des Hommes Illustres - Comparaison De Démosthène Et De Cicéron", IV - 48.)

"La Mort De Cicéron." (Léon Comeleran.)

                                        Il est difficile de déterminer le nombre précis de victimes de ces secondes proscriptions, mais Appien parle de 2000 chevaliers et 300 sénateurs. Quelque soit le compte exact, les conséquences furent déterminantes, et surtout sur le plan politique. Le parti républicain était anéanti, l'aristocratie largement décimée, et l'absence d'opposition permettra quelques années plus tard à Octave d'instaurer le principat. 

                                        Aucune autre proscription n'aura lieu à Rome, du moins à grande échelle - mais Tibère ou Domitien par exemple y auront recours ponctuellement. Si j'étais pragmatique et cynique, je dirais que ça se comprend: difficile de laisser passer l'occasion de balayer d'un seul coup ses ennemis et de renflouer les caisses...  N'oublions pas, hélas, que des pratiques similaires eurent lieu durant la révolution française ou plus récemment encore durant la dictature en Argentine - pour ne citer que ces deux exemples.



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